La protection de la biodiversité démarre en bas de nos immeubles

Article parut dans le journal “Le Monde” le 06/09/2020.

https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/09/06/la-protection-de-la-biodiversite-demarre-en-bas-de-nos-immeubles_6051174_3234.html

Les espaces verts en pied d’immeubles, sous-investis, représentent un terreau fertile, expliquent trois chercheurs de l’Université de Lyon, dans ce nouvel épisode de « L’Abécédaire de la ville ».

Tribune. L’érosion accélérée de la biodiversité remet en question nos conditions et possibilités d’existence, de même que celles de toutes les autres formes de vivant. Dans cette perspective, les activités humaines auraient, selon certaines études scientifiques, multiplié par cent à mille la vitesse globale d’extinction des espèces par rapport à celle qu’a connue l’évolution de la vie sur Terre dans l’ensemble de son histoire. Espérer résoudre cette crise, c’est en premier lieu repenser notre manière d’habiter la planète. La première cause de l’altération du fonctionnement des écosystèmes réside en effet dans la destruction des habitats naturels, alimentée notamment par l’extension de l’urbanisation. En réaction à ce phénomène, la densification est à l’ordre du jour dans beaucoup de métropoles françaises, où de nombreux projets de construction dans les premières couronnes doivent permettre de limiter l’étalement urbain et l’artificialisation des campagnes. Ces projets se font malheureusement trop souvent au détriment de la biodiversité qui prospère dans les espaces non bâtis au cœur des agglomérations. Une ressource pourtant précieuse. Les recherches multidisciplinaires menées ces dernières années, par exemple par l’équipe d’Anne-Caroline Prévot au Centre d’écologie et des sciences de la conservation du Muséum national d’histoire naturelle, ont montré au contraire la nécessité de la préserver afin de multiplier les occasions pour les citadins d’être au contact de la biodiversité. Aujourd’hui, celles-ci se réduisent souvent à des relations très dégradées, domestiquées ou même artificialisées.

Le danger de l’amnésie environnementale

Parce qu’on a d’abord envie de protéger ce qu’on connaît, cet appauvrissement des expériences de nature en ville, qualifié parfois d’« amnésie environnementale », contribue à l’aggravation de la situation. En effet, c’est par l’expérience quotidienne et la proximité avec la faune et la flore que se réalisent, au-delà de la prise de conscience, la familiarisation et l’affirmation d’une préoccupation morale vis-à-vis des autres formes de vivant.

Un apprentissage et une appropriation par la tête, le cœur et les mains tels que le définissait déjà le pédagogue suisse Johann Heinrich Pestalozzi au XVIIIe siècle. Des expériences de nature que ne peuvent complètement remplacer l’école, les animateurs nature, les reportages télévisés ou les parcs zoologiques, qui jouent néanmoins un rôle important dans la sensibilisation aux enjeux de la biodiversité. En ville, cette relation peut se vivre au sein d’espaces verts publics, comme les parcs urbains, mais davantage encore dans les espaces privés, qui constituent la majeure partie de l’armature verte des villes. Une fois exclus les champs et les forêts, le chercheur Arnaud Bellec, de l’université de Lyon, a ainsi calculé qu’au sein de la métropole lyonnaise, 73 % de la végétation relevait actuellement du domaine privé. Parmi ces espaces proches de nos lieux de vie figurent notamment les jardins des maisons individuelles ou des copropriétés, dont la gestion dépend souvent entièrement des habitants. Cette réalité n’a jamais été aussi concrète que pendant les deux mois de confinement printanier. Ceux qui avaient accès à un jardin ou à un espace vert à proximité immédiate de leur logement se sont rendu compte de son importance. Les autres ont au contraire souvent pris conscience d’un manque profond, et évoqué parfois le souhait de se rapprocher de la nature. En cela, la crise sanitaire a exacerbé les inégalités environnementales, qui demeurent une réalité permanente pour de nombreux habitants en temps normal.

L’habitat collectif, terra incognita de la biodiversité

La proportion des Français ayant accès à des jardins ou à des espaces verts privés n’est pas connue précisément et n’a jamais été chiffrée de manière complète sur un territoire. La valeur de cette biodiversité « résidentielle » elle-même n’a par ailleurs jamais été mesurée en tant que telle, tant du point de vue écologique que pour le bien-être des habitants. En France et en Angleterre surtout, plusieurs études – comme le projet Biodiversity in Urban Gardens, de l’université de Sheffield – se sont focalisées sur les jardins des particuliers. Mais rien de systématique n’a été produit sur les espaces verts des habitats collectifs qui représentent pourtant, en France, la forme dominante de logement – 84 % des ménages de la métropole de Lyon –, en particulier pour les habitants les plus modestes. Situés en majorité dans les banlieues, où s’imbrique une plus grande variété de bâtis et de modes d’occupation du sol à la lisière de la ville et de la campagne, ces espaces possèdent pourtant une valeur importante pour la conservation de la biodiversité urbaine. A l’abri de l’agriculture intensive des campagnes et des cœurs de ville trop bétonnés, ils constituent des « points chauds » de la biodiversité, propices, grâce au patchwork d’habitats et de ressources qu’ils constituent, à la cohabitation de nombreuses espèces vivantes. Dans la région lyonnaise, le programme européen Urbanbees pour le maintien des abeilles sauvages en milieux urbains et périurbains a ainsi montré que les banlieues, où seulement 50 % des sols sont artificialisés, constituent un terrain particulièrement propice à leur épanouissement. Mais ce potentiel reste largement méconnu. De plus, la densification s’opère aujourd’hui précisément dans ces espaces de biodiversité en banlieue.

Repenser la gestion des espaces verts des immeubles collectifs

Souvent traités comme la dernière roue du carrosse lors de la construction des projets immobiliers, entretenus selon une logique mécanique et rébarbative à coup de gazons ras et de haies composées d’une seule espèce végétale, les espaces verts de nos immeubles sont majoritairement sous-investis. A densité de population égale, nous sommes autant capables de produire des écosystèmes riches que de vrais déserts biologiques. Il est urgent que cela change. Pour cela, la place et la qualité même des sols et de la végétation doivent être reconsidérées dans le projet d’aménagement urbain, et ce dès son origine. La terre fertile devenant une denrée de plus en plus rare, l’enjeu se situe dans la préservation de l’existant, du choix de l’implantation du bâtiment jusqu’à la manière de conduire le chantier. Les grands arbres doivent également être conservés autant que possible. Ils exercent par les activités liées à leurs racines un rôle protecteur sur plusieurs centaines de mètres carrés, tandis que leur canopée offre ombre et protection contre le ruissellement et l’érosion. Les massifs d’arbustes sont d’excellents supports où les espèces nichent, se nourrissent, se déplacent. De nombreuses fleurs de variétés horticoles sont a contrario vides de nectar pour les pollinisateurs et requièrent un arrosage abondant pour survivre. Au fond, c’est le design complet de ces espaces qu’il convient de questionner pour en faire de réels supports d’une biodiversité locale, en adéquation avec les différentes fonctionnalités attendues par les habitants qui désirent désormais mieux qu’une pelouse desséchée dès le mois de juin.

Encourager la redécouverte de ces espaces verts

Justement, de plus en plus habitants s’approprient cet enjeu. A budget constant, ils imaginent de nouvelles plantations, sollicitent des professionnels compétents en botanique pour les accompagner ou décident de s’occuper ensemble des espaces verts de leurs immeubles. Le recours moins fréquent aux machines fait naître des besoins de main-d’œuvre plus importants et la création d’emplois de jardiniers de mieux en mieux formés en écologie végétale. Généraliser ces initiatives nécessite qu’un maximum de citadins, toutes origines et sensibilités confondues, soient convaincus de la valeur morale, esthétique ou économique de la biodiversité. Dans cette perspective, il faut imaginer un encouragement à la redécouverte des espaces verts de proximité et développer de nouveaux supports de transmission des connaissances sur la biodiversité ordinaire, en proposant par exemple dans les immeubles des animations de science citoyenne. Pour les chercheurs, il s’agit d’identifier les meilleurs compromis, à défaut de consensus, entre densification urbaine, biodiversité, attentes paysagères et sociales d’accès à la nature en documentant les pratiques et aménagements favorisant des espaces de coexistence riche dans les zones urbaines denses. Et ce, notamment, pour accompagner au mieux les promoteurs, architectes, paysagistes, bailleurs et collectivités qui désirent participer au développement d’aménagements propices à des relations bénéfiques entre humanité et biodiversité.

Thomas Boutreux, doctorant en écologie et en géographie à l’université Claude-Bernard Lyon-I, lauréat d’une bourse de thèse de l’Ecole urbaine de Lyon. Marc Bourgeois, maître de conférences en géographie à l’université Jean-Moulin Lyon-III, membre de l’UMR Environnement ville société. Bernard Kaufmann, maître de conférences en écologie à l’université Claude-Bernard Lyon-I, membre de l’UMR Ecologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés. Il est également membre de la direction du LabEx Intelligence des mondes urbains (IMU)